Ressource pédagogique : Ciné-performance : à propos du souffle circulaire dans le free jazz

cours / présentation - Date de création : 24-03-2015
Auteur(s) : Caterina PASQUALINO
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Présentation de: Ciné-performance : à propos du souffle circulaire dans le free jazz

Informations pratiques sur cette ressource

Langue du document : Français
Type pédagogique : cours / présentation
Niveau : enseignement supérieur
Durée d'exécution : 12 minutes 5 secondes
Contenu : image en mouvement
Document : video/mp4
Taille : 876.75 Mo
Droits d'auteur : libre de droits, gratuit
Droits réservés à l'éditeur et aux auteurs.

Description de la ressource pédagogique

Description (résumé)

Film et intervention de Caterina Pasqualino (EHESS, IIAC) Résumé: Dans la musique free jazz, pour produire un son continu certains saxophonistes et trompettistes recourent au souffle circulaire. Cette technique nécessite un effort qui prive l’instrumentiste d’une partie de son oxygène. Comme dans l’apnée, cette atrophie respiratoire modifie sa conscience et peut atteindre une dimension mystique. Comment restituer ce type de performance avant tout sonore d’un point de vue filmique ? Caterina Pasqualino est à la recherche des manifestations physiques accompagnant cet état second. Elle tente de les comparer aux transformations du corps en transe observées par elle dans les cultes de possession à Cuba. La respiration circulaire Voilà des années que j’ai entrepris des recherches sur la modification de la conscience en relation avec certaines pratiques extrêmes du souffle, ceci à partir de terrains effectués en Espagne, chez les Gitans, à propos du chant flamenco, et à Cuba, à propos des rituels de possession palo monte[1]. Mes recherches concernent maintenant un terrain centré autour de la performance instrumentale et vocale dans l’improvisation free. Plus précisément, je travaille sur les implications d’une technique appelée « respiration circulaire » qui permet aux instrumentistes à vent de produire un son continu, non coupé par les nécessités de la respiration. Au delà des apparences Les débuts du free jazz remontent aux années 1950 et 1960. Ses représentants ont tenté, chacun à leur manière, de rompre avec les conventions du jazz traditionnel, bien souvent en se libérant de l’allégeance au tempo et des changements d'accords préalablement fixés. Considéré comme expérimental et d'avant-garde, le free jazz a été une tentative de renouer avec les racines du jazz, notamment dans sa dimension religieuse et l'improvisation collective. A l’origine, il incarnait un mouvement libertaire qui, comme l’ont bien montré Philippe Carles et Jean-Louis Comolli dans un ouvrage de référence, a provoqué « un véritable traumatisme » dans le monde du jazz (1968 : 1). En rompant radicalement avec la musique tonale et les rythmes binaire ou ternaire de la musique occidentale, il représentait une libération culturelle pour les noirs américains. Convaincu de sa portée révolutionnaire, Archie Shepp y voyait le moyen de développer « un contexte artistique, social, culturel et économique entièrement nouveau »[2]. Un demi siècle plus tard, la scène a changée. A Londres, les concerts free jazz se circonscrivent dans deux clubs mythiques : le Vortex et le Cafe Oto. Ces salles de concert, d’une faible capacité, accueillent un cercle de spécialistes et d’amateurs éclairés. Les musiciens sont en grande majorité blancs et, contrairement aux années 1970, ils ne manifestent aucune revendication politique particulière. Ils se montrent en revanche passionnés par la recherche d’un monde intérieur profondément original. Cet objectif est affirmé d’emblée sur scène par une éthique vestimentaire en rupture avec les codes qui ont cours dans le monde du spectacle. Tandis que les musiciens classiques marquent une prédilection pour les costumes d’apparat, les stars de la scène rock pour les costumes glamour et les jazzmans pour une allure « trendy », les musiciens de la free improvisation semblent s’opposer à la dictature des apparences. Les femmes comme les hommes se présentent sur scène sans soin vestimentaire particulier, affichant une décontraction extrême, souvent habillés de vêtements usagés, comme s’ils vaquaient chez eux à une occupation quotidienne. De même, leurs entrées en scène, comme leurs sorties, sont totalement dépourvues de cérémonial. L’artiste se poste derrière le public, puis traverse celui-ci avec son groupe pour rejoindre la scène, se présente brièvement et commence sa performance sans tarder. A la fin du concert, les artistes saluent brièvement et se retirent aussitôt pour disparaître dans l’anonymat du public. L’ambiance n’est pas pour autant dictée par une éthique puritaine. Cette négligence des apparences extérieures semble avoir pour but de mieux valoriser les ressources du monde intérieur des instrumentistes. Le free et l’improvisation Si le free-jazz recourt généralement aux mêmes instruments et aux mêmes formations que le jazz traditionnel, sa principale caractéristique est de s’affranchir du rythme, de la tonalité et de l’harmonie. Il fait également fi du jeu que le jazz traditionnel institue entre les solos et l’ensemble des instrumentistes. ?Dans le jazz classique, l’improvisation est toujours très encadrée. Elle intervient au milieu d’une composition partagée, l’improvisateur s’émancipant avant de rejoindre la trame fixée pour le jeu collectif. Au contraire, dans le free, l’improvisateur se détache brutalement comme si l’interprète refusait d’adhérer à une quelconque consigne. De même, son retour au groupe se fait de façon non prévisible, déconcertante. Dans ces improvisations, ce qui frappe est la recherche permanente visant à dépasser les codes musicaux. Le jeu des sonorités musicales insolites est constant, les instrumentistes se saisissant avec de bruits, ou de tonalités sombres ou suraigües à la limite de l’audible. Contrairement à l’idée que l’instrumentiste doit dominer son instrument et maîtriser son jeu, une idée partagée par les musiciens est que ce n’est pas le musicien qui doit guider la musique, mais la musique qui doit guider le musicien. Citant Steve Lacy, pour John Russell, un célèbre guitariste de la scène londonienne du free, la seule chose à faire est de « laisser la musique venir à soi ». Une autre caractéristique du free est que les musiciens ne répètent jamais en groupe avant un concert. Dans cet art de l’improvisation radicale, le prodige musical ne pourrait se produire que sur scène. Cela implique, même si les instrumentistes sont tous d’une grande virtuosité technique, le risque de ratages. Ainsi, ces soirées de liberté totale peuvent, paradoxalement, lorsque les musiciens ne parviennent pas à dialoguer entre eux au cours de la performance, tourner à l’ennui. Le concert se résume alors en une suite de dissonances proches du bruit. Au delà du jeu musical proprement dit, l’improvisation implique une relation très particulière entre les musiciens et les auditeurs[3]. Dans le flamenco par exemple, le partage des émotions entre l’interprète et la communauté est parfaitement identifié et commenté. On le nomme le duende. Le chanteur établit une complicité avec son auditoire de différentes façons. Souvent, la phrase d’un chant n’est pas achevée, ou les mots sont substitués par des sons sans significations. Dans ces moments, qui peuvent inclure des silences, les participants perçoivent une contagion émotionnelle (Pasqualino 1998, 2002, 2003 et  2013 : 44). De son côté, Denis Laborde a souligné dans le Jazz le rôle des pitch bend (Laborde 2001 : 17), ces écarts par rapport aux standards, que le musicien offre à son auditoire. Ainsi, dans le flamenco comme dans le Jazz, les sons « incongrus » déclenchent une communion émotionnelle entre le musicien et le public averti. Si la liberté d’interprétation exalte la spontanéité, l’invention, l’impondérable, le génie, elle vise aussi à susciter une performance collective[4]. A propos du mystère qui entoure le génie créateur de Thelonious Monk, Denis Laborde évoque une « mystique de l’improvisation à l’œuvre dans nos sociétés » (Laborde, 2001 : 149). Le processus d’intériorisation et l’expérience du collectif devraient être considérés comme des étapes d’une même recherche, soulignant à la fois le ressourcement solitaire dans une forme d’abstraction, mais aussi les partages des modes musicaux, des routines corporelles et de la mémoire des gestes (Laborde, 2001 : 35). Dans cette contribution, je me concentre uniquement sur la phase d’introspection, d’évasion temporaire revendiquée par les musiciens. Loin d’une « inspiration mystérieuse » et romantique, l’introspection physique et mentale dont il sera question ici est d’abord l’aboutissement d’une pratique instrumentale conduisant le saxophoniste à travailler son souffle de manière particulièrement originale. L’enquête filmique que j’ai réalisée montre ces moments dans lesquels le saxophoniste, tel un anachorète, s’isole en poussant son souffle jusqu’à une limite physique extrême, puis en sort revigoré. Evan Parker Le saxophoniste Evan Parker est l’un des musiciens parmi les plus reconnus de la free improvisation. Ses premières expérimentations sur le souffle étaient si intenses qu'il arrivait que le sang s'écoule de son saxophone. Son style est basé sur une maîtrise de la respiration circulaire, lui permet de créer « l'illusion de la polyphonie »[5]. Le son produit est une nappe de sons tournoyants qui crée la sensation de mouvements multidirectionnels. (ici la vidéo d’un concert de Evan Parker, filmé au Vortex en juin 2014) J’ai pu observer que la respiration circulaire se rapproche de certaines techniques de souffle auxquelles ont recours les chanteurs flamenco en Andalousie. Elle peut être également avantageusement rapprochée de techniques respiratoires auxquelles ont recourt, à Cuba, les possédés du culte du palo monte, ces derniers émettant une gamme de sons dans un registre sur-grave. Au delà des différences considérables entre les genres et les pratiques, un point commun entre ceux qui recourent à la respiration continue est de tendre vers l’infrason, tout en laissant échapper des sons évoquant des cris, des gémissements, des bourdonnements, etc... Le souffle circulaire est entouré d’un certain mystère. Il est connu dans diverses musiques extra-européennes. Peu d’artistes parviennent à maîtriser cette technique difficile. L’apprentissage peut prendre plusieurs mois de pratique assidue. Il faut simultanément parvenir à inspirer par le nez, emmagasiner l’air dans les joues qui servent de chambres et l’expulser progressivement pour souffler dans l’instrument. Les interprètes  minimisent l’inspiration et exaltent l’expiration qui porte le son. Ils exécutent des sons simples et peu de variations. Leur extrême concentration confine à une attitude extatique. Evan Parker, célèbre saxophoniste de la scène londonienne, associe souffle circulaire et sons électroniques. S’ils sont fascinés par ce procédé, les jeunes musiciens préfèrent à l’apprentissage fastidieux du souffle circulaire, l’achat de matériel informatique « plus cher, mais plus performant ». Les partisans du souffle physique le défendent comme une performance visant à repousser les limites physiques, tout en évitant tout heurt lié à la respiration : “I don’t want to be interrupted for having a breath. With the circular breathing things don’t change. I don’t change. But as breathing bother me, I led myself out, in that place where I want to go.” Tout free improvisateur a à l’esprit John Coltrane avec sa capacité de repousser les limites physiques tout en atteignant une légèreté cosmique, enivrante. Cette technique ancienne, utilisée par les Aborigènes du Nord de l’Australie pour jouer le didgeridoo, correspond à une idée de circularité, d’immobilité, d’amplitude, de densité. La musique qui en résulte est un flot ininterrompu de sons sinueux, hypnotiques, impossible à obtenir lorsque le souffle enregistre les ruptures de la respiration. Cette pratique semble accompagner l’utopie d’un détachement du monde, entraînant vers une dimension secrète, vers l’exploration d’une dimension intérieure. Tandis que dans le jazz conventionnel le rythme exalte – comme un battement cardiaque - la pulsation physique, dans la free improvisation la pratique de la respiration circulaire et du souffle continu supposent la volonté d’aller au-delà des contraintes corporelles. En ce sens, l’idéal de ne plus avoir besoin de respirer renvoie à une liberté surhumaine, et, au-delà, prédispose à un certain mysticisme. Cette recherche suscite une série d’interrogations. D’un point de vue strictement biologique, la pratique de la respiration continue implique que la plus grande partie de l’air inspiré est utilisée pour souffler dans l’instrument et non pas pour respirer. L’air ne circule pas dans les poumons de façon optimale. Lorsque la séance est longue, l’instrumentiste peut donc finir par souffrir du manque de renouvellement d’air, ce qui entraîne un manque d’oxygénation du cerveau et risque de provoquer une sorte d’étourdissement. Il est intéressant de comparer cette réduction volontaire de l’oxygénation avec les techniques respiratoires éprouvées dans l’apnée. On sait que les apnéistes pratiquent le yoga pour parvenir à diminuer leur besoin respiratoire. Ils tentent également de recycler l’air qu’ils ont emmagasiné en surface pour en tirer le plus possible d’oxygène. Lorsque le cerveau manque d’oxygénation, le sujet risque là aussi un étourdissement. Loïc Leferme, malheureusement décédé à la suite d’une séance d’entrainement pour battre son record mondial à 171 mètres de profondeur, a fait des déclarations éclairantes sur son état d’esprit lorsqu’il atteignait une grande profondeur : « La profondeur pour moi fait figure de recherche dans les profondeurs du conscient et de l’inconscient, cette recherche fait rejaillir toutes les craintes, les souvenirs, les peurs, les doutes »[6]. Cherchant à repousser toujours plus loin leurs limites physiques pour battre leurs records, les apnéistes champions évoluent sur une lisière entre la vie et la mort, dans une zone où leur conscience rencontre l’inconscient. Les instrumentistes de la free  improvisation qui pratiquent la respiration continue connaissent un type d’asphyxie certainement moins périlleuse. Elle relève cependant d’une expérience comparable. S’ils ne sombrent pas dans la syncope, ils peuvent toutefois parfois être amenés à percevoir le monde selon une conscience modifiée. Dans mes recherches sur le chant flamenco, les chanteurs gitans m’ont affirmé qu’ils recouraient en certaines circonstances à une technique consistant à se couper totalement, à un moment donné, d’apport d’air supplémentaire, leur idéal étant de parvenir à chanter en toute autonomie : « Le chant s’expulse et se ravale », affirment-ils. Parvenus à ce point, l’échange avec le monde des hommes étant coupé, ils prétendent que les esprits mengues ont la possibilité de pénétrer en eux. C’est à ce moment qu’ils pourraient dialoguer avec leurs ancêtres résidant sous terre. Dans un tout autre terrain conduit à Cuba chez les adeptes du Palo Monte, j’ai pu observer un phénomène du même ordre. A la recherche d’un étourdissement volontaire, les possédés vident l’air de leurs poumons à grand renfort d’expiration. Comme il en est pour les chanteurs gitans, ces moments où ils suspendent leur respiration sont interprétés comme une coupure du monde des hommes. Or ils prétendent que c’est à ce moment précis les esprits peuvent les pénétrer. Ces exemples de privation volontaire de respiration pourraient indiquer une nouvelle voie d’interprétation pour la free improvisation. Privés d’un air associé au monde céleste des anges dans la mystique judéo-chrétienne, ils rejoindraient un idéal mystique inversé, un au delà chtonien. Perspectives filmiques A partir de ce terrain sur la pratique de la respiration circulaire dans la free improvisation, je m’interroge sur les meilleurs moyens de filmer les performances instrumentales et vocales. Le on et le off Mon projet de film concerne essentiellement le jeu du saxophoniste Evan Parker, et de manière complémentaire d’autres grands instrumentistes de free improvisation comme le percussionniste sur pierres sonnantes Toma Gouband. Tous ces musiciens ont en commun de restituer autour de leurs performances artistiques un climat d’envoutement. L’expérience de Bastian et Laurie Mon idée au départ était de reprendre le dispositif scénique auquel j’ai recouru dans mon film « Bastian et Laurie » (ici le lien du film : Bastian et Lorie. Notes sur le chant et la danse flamencos, CNRS, 20’, Paris, 2009. Film présenté au Festival Jean Rouch, section « Narrativités singulières », Le Cube Paris, 14 nov. 2011.) Pour tenter de rendre l’essence de la philosophie flamenco, j’avais filmé le chanteur gitan Bastian pendant ses performances musicales, mais aussi hors cadre, lors de discussions à bâtons rompus. Dans ce film, la question du contexte s’est révélée une problématique en soi. A l’origine, je suis partie de la réflexion selon laquelle, contrairement à une description écrite qui met entre parenthèses les mille détails constituant le cadre d’une action, dans un film le « décor » revêt une grande importance. Il n’est jamais neutre ou secondaire. Paradoxalement, une performance peut être dénaturée lorsqu’elle est filmée dans son « cadre naturel ». J’en avais fait l’expérience à plusieurs reprises en Andalousie. Le problème s’était par exemple posé lorsque l’on filme les Gitans dans les peñas, ces cercles flamencos de quartier où les chanteurs se produisent régulièrement. Sur l’estrade où ils jouent, sont disposées une table, des chaises campagnardes, une enclume de forgeron et un décor peint selon un thème champêtre : les concerts se déroulent dans une ambiance d’opérette destinée aux touristes amateurs d’exotisme. Dans ce cas, le fond apparaissant derrière la scène tend à folkloriser l’action. Lorsque les Gitans chantent et dansent entre eux, le cadre est infiniment plus ordinaire. J’avais donc décidé de filmer les performances de Bastian chez moi devant un fond constitué d’un fond abstrait : un simple drap noir. Aussi modeste était-elle, la mise en scène semblait cependant interdire toute convivialité : le fond noir, la présence d’un cameraman et d’un preneur de son, les projecteurs braqués sur le chanteur avaient suffi à transformer la pièce en plateau de tournage. Lorsque la caméra était en action, l’espace cadré devenait un lieu de mise en scène, soit un espace utopique. Face à la caméra, Bastian était immanquablement en représentation. La présence ou l’absence ressentie de la caméra - le on et le off -, introduisait un artifice. Au contraire, dès que Bastian ne se sentait plus filmé, il se laissait aller : ses commentaires sur la gitanitude semblaient l’aider à se préparer à la performance. Comme le fait remarquer George Marcus, ces coulisses improvisées peuvent être identifiées à cet espace transitoire entre les vestiaires et la scène que l’on appelle au théâtre : « la salle verte » (Marcus : 2009). Avant et après la performance, cette salle d’attente sert aux artistes à se préparer avant d’entrer en scène. Elle favorise la concentration des acteurs, les met sous tension et les charge en énergie. Mais il est encore permis d’y parler librement. Ce lieu d’ultime recueillement est essentiel, non seulement à l’artiste avant sa performance, mais à l’ethnologue à l’œuvre sur le terrain. Comme l’artiste, ce dernier doit travailler à la fois en coulisses et sur le devant de la scène. La table autour de laquelle Bastian avait philosophé à propos de l’essence du flamenco faisait office de « salle verte ». Elle permettait la mise en tension nécessaire pour une interprétation « juste » du flamenco. A l’origine, j’avais prévu de monter un film sans commentaires. Devant l’intérêt des propos en off prononcés par Bastian dans la « salle verte », j’ai décidé de réintroduire la parole. Dans mon projet de film sur la free improvisation, j’ai pensé reprendre le même dispositif : une alternance entre un espace de performance épurée sur fond noir, et un espace de parole libre - faisant office de « salle verte » - dans laquelle les interprètes pourraient se livrer à une discussion libre. Ce dispositif me permettrait en premier lieu de me concentrer sur les performances musicales, chacun des instrumentistes exprimant un type d’improvisation spécifique. De par son abstraction, le fond noir m’aurait permis de donner à voir avec un maximum d’efficacité la quête de spiritualité des instrumentistes. Pour Evan Parker, il s’agit par exemple de révéler la disposition particulière du corps : alors qu’il conserve le tronc et les jambes parfaitement immobiles, son effort se concentre sur les mouvements de bouche et le gonflement des joues. Ce dispositif doit être adapté aux musiciens. Pour un trompettiste, le film insistera sur sa manière très théâtrale de gesticuler, celui-ci s’engageant vis-à-vis de son instrument dans une sorte de corps à corps, une lutte. Le batteur Toma Gouband produit des sons étranges en frappant et frottant des pierres brutes, des cailloux et des clochettes de différentes dimensions disposés sur sa batterie. En apparence impassible, sa concentration est immense : ses yeux sont exorbités, il transpire à grosses gouttes et il est gagné de tremblements. Le film doit exprimer la tension de son jeu au travers de la suspension de ses gestes. Mais je ne suis pas certaine de parvenir à faire accepter le dispositif prévu à mes interlocuteurs, car à leurs yeux, l’intérêt de leurs interprétations réside principalement dans le live. Evan Parker m’a explicitement exprimé sa nette préférence pour des prises de vue effectuées directement sur le lieu de concert. Ces volontés rendent la mise en place technique nettement plus difficile. Post production Comme pour mon film Bastian et Lorie, je compte travailler les prises de vue en post production. Le but est de souligner les moments les plus cruciaux de la performance. Au delà de l’enregistrement des faits, le sens de mes interventions est de révéler la charge émotionnelle des performances, les interprètes semblant plongés dans un état à la limite de l’hallucinatoire. Le principal écueil est évident de pouvoir restituer visuellement une émotion qui est avant tout sonore. En matière de film sur le jazz, une référence incontournable est The magic sun de Phill Niblock (1966). Œuvre d’art en soi, tentative de transcription visuelle des recherches des instrumentistes, ce film parvient à communiquer toute l’énergie contenue dans la performance. En ce qui me concerne, d’un point de vue formel, j’envisage d’exploiter plusieurs procédés filmiques. Le montage. Mon film serait principalement constitué par une alternance de deux types de plans. D’un côté : des dialogues avec les instrumentistes cadrés de façon relativement neutre, ces derniers énonçant leurs convictions et orientations musicales. De l’autre : des séquences dans lesquelles il s’agit de tenter d’assimiler certaines actions répétitives comme autant de séquences rituelles fondées sur la répétition des gestes. Mon objectif est de tenter de bouleverser la perception habituelle, en tentant de retrouver l’état d’esprit des spectateurs lors des concerts. En ce sens, le film devrait revêtir la forme d’une performance en acte. Les plans rapprochés. Je souhaite souligner le rôle de la respiration dans l’interprétation. Cela implique de travailler, au moyen de plans rapprochés, sur les mouvements subtils du corps qui animent les musiciens, de montrer leur souffle en action (soit une dimension performative à laquelle les anthropologues accordent généralement peu d’importance). La répétition. Certaines images pourraient être répétées, peut être aussi certains sons, dans le but de décomposer l’action et de la dilater. Le cadrage de mouvements répétés - par exemple le mouvement des joues du saxophoniste lorsqu’il souffle dans son instrument ou les mains du percussionniste frappant les pierres - produirait une impression de condensation. Cette transfiguration du réel pourrait ainsi aiguiser la conscience du spectateur[7]. Les sons collatéraux. J’envisage la possibilité de diminuer par moments le son des instruments au profit des sons corporels : le bruissement de la bouche, la respiration, les râles. L’image pourrait à ces moments se faire presque abstraite. Le ralenti. Le ralenti reste un mode opératoire d’exploration visuelle intéressant. Il interviendrait pour produire un effet de suspension, d’anticipation et d’attente, renforçant une impression de perte de repères temporels, nous plongeant dans un hors-temps. Il permet également de suivre l’action avec une grande acuité. D’une manière générale, il s’agit pour moi d’éviter une vision superficielle de la performance, pour mieux en révéler la dimension fondamentalement émotionnelle. Je souhaite inciter le spectateur à vivre une expérience visuelle et sonore le rapprochant le plus possible, non du déroulement formel de la performance, mais de son essence.   [1] A partir de 1990, j’ai mené des enquêtes sur la musique flamenco auprès des familles gitanes en Andalousie. Depuis 2007, j’ai œuvré sur un nouveau terrain à Cuba (Santiago de Cuba) sur un culte afro-cubain : le palo monte (Cf. bibliographie). [2] Sur le free jazz et la free improvisation, cf. entre autres : Val Wilmer 1989 ; Ekkehard Jost : 1994 ; Lewis : 2008 ; Wilmer : 1977 et 1970 ; Wolke Verlag Hofheim : 2014. [3] Dans une étude sur les improvisations poétiques des bertsulari basques, Denis Laborde (2005) prend en compte l’émission des sons tout aussi bien que leur réception. [4] Tandis que la performance est revendiquée comme unique, la réitération de phrases musicales est une composante essentielle de la free improvisation. Selon Schechner, elle servirait à se remémorer ou à inventer des « bandes de comportement » dans lesquelles le moi agit comme s’il était un autre, « hors de lui », « étranger à lui même » (Schechner 2008 : 395-400). [5] Stuart Broomer, Evan Parker biography, http://evanparker.com/biography.php [6] Loïc Leferme, à l’entrée Wikipedia, 2014. [7] Dans Thinking Through Things, Martin Holbraad analyse le concept de ache : à la fois poudre médicinale essentielle aux fidèles pour mener à bien leurs rituels et puissance spirituelle, pouvoir, grâce. Cf. Henare, Hoolbrad & Wastell (Orgs), Thinking through Things. Theorising Artefacts  Ethnographically, Abington-New York, Routledge, 2007.

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